La poésie ne s'explique pas... du tout?
« En prolongement de l'article de Marie Botturi : « La poésie ne s'explique pas » paru au nº 256, nous recevons de notre amie Marie-Thérèse de la Fuente, déléguée de Poètes sans frontières, à Madrid, une réponse que nous avons plaisir à publier. »
Comme l'affirme Marie Botturi dans son magnifique article de mars-avril de l'Étrave, « La poésie ne s'explique pas. » C'est tout à fait vrai dans un sens mais cette affirmation interroge et ouvre des perspectives. En tant qu'ancien professeur de français, je me suis sentie touchée au plus profond de moi-même…car j'ai passé la plus grande partie de ma vie justement à expliquer des textes poétiques … aurais-je fais acte de lèse-poésie ?
Certainement pas car ce que dit Marie Botturi avec justesse, c'est que l'essence même de la poésie est musique, rythme et émotion et qu'elle est inépuisable. « Deux yeux, deux fois deux yeux/ Ne sont jamais deux fois semblables » écrit un poète. Ces regards qui ne seront jamais les mêmes, toujours changeants, toujours nouveaux, sont comme la poésie qui nous entraîne dans un tourbillon sans fin où naît le miracle de l'éblouissement renouvelé. C'est bien ça qui la rend si précieuse, et c'est pour cela que j'ai pu « décortiquer » Phèdre des années durant sans jamais me lasser et en retrouvant à chaque fois des raisons de m'émerveiller : le texte renaissait toujours plus neuf, poignant et envoûtant. Je pourrais dire cela d'une infinité d'œuvres en vers ou en prose, anciennes ou modernes. C'est la preuve par neuf : la vraie poésie ne fatigue jamais !
Elle « s'explique par elle-même » ? Oui, mais encore faut-il souvent lui tenir la main car elle peut être capricieuse et sautillante… C'est vrai que décortiquer les textes peut suffire à braquer des élèves, à les fermer à jamais parfois ; mais c'est seulement si, comme un médicament, il est mal administré ou si la dose est trop forte…cela m'est sans doute arrivé et j'en suis navrée. C'était presque inévitable dans le métier : on n'est pas des saints…Mais il y a les « « éveilleurs », ces profs qui nous ont fait connaître la véritable émotion poétique et qui nous ont laissé des traces indélébiles. Ils ont lu, récité ; nous avons entendu des échos qui ouvraient en nous des résonances insoupçonnées gardées pour toujours. Ainsi ai-je vibré avec Gérard Genette, oui, le grand critique littéraire, qui, dans sa période de professeur, nous lisait et expliquait des poèmes lyriques du baroque ! Et que dire du professeur Pierre Larthomas qui, à la Sorbonne, nous faisait découvrir par la stylistique une certaine poésie du Voltaire des contes, simplement en en étudiant… les adverbes ! Nous finissions par les savourer !
J'ai moi-même pris un grand plaisir plus tard à découvrir, grâce à certaines lectures critiques, l'importance des points de vue ou la valeur symbolique de détails que je n'avais pas remarqués seule. Je prends l'exemple de Jean Rousset à propos de Madame Bovary dans Forme et signification. A côté du jardin de Tôtes, étriqué et conventionnel, celui de Yonville paraît un peu plus « bourgeois » ; pourtant le regard d'Emma, déjà dévorée d'ennui, y remarque le mur où l'« on voyait (…) se traîner des cloportes… ». Ce détail répugnant, comme celui du plâtre qui s'écaille, révèle plus qu'un long discours le malaise d'Emma et nous le fait vivre intensément, si on le remarque. Beaucoup de lecteurs passent vite, ce type d'analyse intensifie la poésie de la prose flaubertienne, qu'elle soit lyrique ou réaliste.
Je ne suis pas sûre non plus que, sans connaître la valeur modale de l'imparfait du subjonctif, j'aurais goûté et senti avec autant de délectation les vers d'Apollinaire qui évoquent le retour d'Ulysse à Ithaque et ses retrouvailles avec Pénélope dans « La Chanson du Mal-Aimé » ! Reconnaître cette valeur d'irréel du passé permet de mieux vivre la scène incroyable, évoquée avec des mots si simples. « Lorsqu'il fut de retour enfin /Dans sa patrie le sage Ulysse / (…) Près d'un tapis de haute lisse / Sa femme attendait qu'il revînt » : elle est encore dans l'attente interminable de vingt années et il se peut qu'il ne revienne pas, il y a tant de dangers sur la mer mais lui est là, déjà, derrière elle : il savoure de la voir et de la surprendre. L'accent est mis ainsi sur l'improbabilité pour Pénélope d'un retour immédiat de son mari, d'où l'émotion de la surprise imminente. Superflues, les explications ? Je ne le crois pas : comme la poésie est inépuisable, pourquoi ne pas se laisser ouvrir des portes ?
Ouvrir les textes, voilà le rôle des professeurs et des critiques. La vraie poésie garde toujours une porte ouverte mais, capricieuse et fantasque, elle en cache beaucoup d'autres ! Et puis, éclairer le ou les sens d'un texte n'est pas toujours inutile car toute interprétation n'est pas forcément juste et passer de l'émotion à la connaissance est un enrichissement qui ne dénature pas.