L'intelligence artificielle et le poète
L'article d'Antoine Leprette du numéro 191 de Florilège, faisant le point sur l'incursion de l'intelligence artificielle dans le domaine des arts en général et de la poésie en particulier, fait forcément réfléchir sur cette nouvelle possibilité offerte aux auteurs. Il part de la réaction très pessimiste de Kathleen Hyden-David et mentionne de nombreuses pratiques dont certaines à succès. Je suis sûre, en effet qu'on en obtiendra des perles mais aussi beaucoup de scories…
Je veux juste essayer ici d'imaginer ma réaction si je me décidais à faire usage de l'intelligence artificielle :
Et si ce que je venais d'écrire - ou de recevoir - ce poème par exemple, était sorti d'une machine ? si j'avais demandé à ChatGPT de me le servir sur un plateau, comme ça, tout fait ?
J'aurais pu d'abord avant, demander à l'application de me donner en vrac, c'est-à dire bien mélangée, une certaine quantité de lexiques variés choisis, au hasard ou pas, selon une intention précise ou simplement un ou deux thèmes.
J'aurais pu lui demander de m'offrir des vers classiques à la Victor Hugo, des vers libres à la façon d'Éluard ou surréalistes à la André Breton, de la prose poétique inspirée de Patrice Dufétel, que sais- je, selon mes désirs du moment….
Et j'aurais le texte devant moi, tout frais, tout chaud. Pas trop long j'espère ou bien j'en aurais limité le format. Et voilà. Je n'aurais plus qu'à lire ? Certainement pas !
J'aurais devant moi une matière riche, trop peut-être mais comme celles que j'ai dans les dictionnaires, les encyclopédies, les revues, les œuvres littéraires que je connais ; parfois dans mes notes accumulées sur des papiers épars et pas très bien ordonnées, bref tout cela aura été remanié par l'algorithme, secoué comme dans un panier à salade pour en faire un remake à la Hugo, à la Éluard etc…Il ne faut ¡pas négliger le pouvoir de la technique qui m'aurait évité de perdre du temps dans la recherche, c'est- à-dire dans les livres, les lexiques, les dictionnaires, les notes personnelles…pendant que mon esprit, agité, flairait un chemin hésitant d'inspiration.
Alors ce texte, devant moi ? Le poème que j'espérais ? Non, il serait forcément autre. D'ailleurs celui que j'attendais par intuition n'était-il pas un leurre, un fantôme vacillant, un constat d'impuissance ? Donc, ce texte offert, à ce moment précis de ma vie, bienvenu soit-il.
Il se peut que je le « répudie » aussitôt car je ne lui reconnaîtrais aucune valeur : brouillon infâme vite rejeté. Mais peut-être serais-je agréablement surprise comme quand je me relis le matin après avoir longtemps travaillé sur un texte et que je me dis : « Tiens, c'est vraiment moi qui ai écrit cela ? » Alors ? Y accoler mon nom ? Ce serait sans doute assez difficile, beaucoup de doutes et d'hésitations mais comme le dit très justement Antoine Leprette : « Après tout, un algorithme reste une réalisation humaine ».
Pourtant, me connaissant et connaissant l'exigence de mes chers collègues en écriture, le plus probable est que j'aie devant moi une matière brute à travailler et retravailler. Un texte qui déjà donne consistance à cette espèce de fantôme, de forme vague que je poursuivais, et qui commence, même un peu bancale encore, à se structurer, bref, à partir de là, de ces données - qui sont vraiment « données » et cela peut être une chance, tout de même - je me retrouve devant l'essentiel du travail d'auteur et plus encore du poète : le choix. C'est là qu'il faut prendre du recul pour s'écouter, (comme Flaubert dans son « gueuloir »), plonger au plus profond de soi , mais surtout trier, élaguer, changer, ajouter…c'est là que commence la véritable création, dans la recherche de l'inattendu, de cet écart déroutant d'où sourd la poésie. Restera l'épreuve par neuf : celle des autres, les lecteurs, et du temps si le texte est partageable et durable.